Connaître le Prendre Soin de Soi pour améliorer le Prendre Soin d'Autrui
- Marie-Christine Josso
- n. 11 • 2011 • Instituto Paulo Freire de España
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Connaître le Prendre Soin de Soi pour améliorer le Prendre Soin d'Autrui
La place d'une forme d'Amour dans les processus de formation, de connaissance et d'apprentissage en formation des adultes.
Marie-Christine Josso, sociologue, anthropologue, Dr en Sciences de l'Éducation, Professeure de l'Université de Genève, Faculté de Psychologie et des Sciences de l'Éducation.
En hommage à l'amie Isabel Lopez Gorriz
& la collègue de l'Université de Séville.
Il y a des personnes, en effet, qui ne semblent penser qu'avec le cerveau, ou avec n'importe quel organe qui serait l'organe spécifique de la pensée ; tandis que d'autres pensent avec tout le corps et toute l'âme, avec la moelle des os, avec le cœur, avec les poumons, avec le ventre, avec la vie.
(Unamuno Le sentiment tragique de la vie, trad. Marcel Faure-Beaulieu, p.26, Idées/Gallimard n°68)
Après une longue réflexion sur le texte qu'il me convenait le mieux d’offrir dans cet hommage à Isabel Lopez Gorriz, texte qui rendrait compte à la fois de sa manière d'accompagner les apprenants, de sa façon d'être au monde et de notre complicité humaine et intellectuelle, j'ai choisi ce texte écrit cette année pour faire travailler des étudiants en Master dans une formation en somatopsychopédagogie sur le Prendre soin de Soi [1].
Pourquoi ce texte en particulier qui ne parle pas explicitement d'amour mais du prendre soin de soi ? Plusieurs arguments convergent en faveur de ce choix.
Le premier est sans aucun doute mon ressenti de notre amie qui travaillait, vivait et participait avec une telle intensité que son décès subit m'a renvoyé à cette question : Isabel, comment prenais-tu soin de toi ? Á quoi il faut immédiatement ajouter son engagement de cœur total dans ses activités d'enseignante, de chercheure, de directrice de travaux d'étudiants et de thèse.
Le deuxième est que, dans son accompagnement de la thèse du Professeur Danis Bois durant lequel j'ai beaucoup accompagné Isabel, elle s'est montrée, une fois de plus, ouverte à l'audace de la nouveauté dans une Université (tous pays confondus) plutôt frileuse. Elle était ainsi capable de prendre des risques tout en sachant préserver rigueur et cohérence scientifiques. L'approche du Professeur Danis Bois, que l'on verra évoquer à la fin de ce texte, s'inscrit en effet dans un nouveau paradigme, celui du Sensible [2], et il fallait toute la perspicacité de notre collègue Isabel pour pressentir l'intérêt de cette nouvelle approche qui propose une méthodologie de formation aussi riche que l'approche biographique à laquelle elle contribua significativement. Le choix de ce texte est aussi une manière pour moi de rendre hommage aux qualités de la chercheure valorisant les explorations en Terra Incognita, une des qualités fondamentales pour un chercheur, avec la rigueur évoquée plus haut.
Le troisième argument en faveur de mon choix est que je suis de plus en plus convaincue que notre pédagogie ne prend suffisamment en compte le corps et que notre accompagnement a cette dimension du prendre soin d'autrui en lui apprenant à prendre soin de soi. En ce qui me concerne, j'ai toujours introduit cette dimension dans mon enseignement et dans mes accompagnements de mémoires de licence, de master et de thèse de doctorat. Mais en prenant bien garde de respecter jusqu'où il était possible d'aller dans ce Prendre Soin de Soi, atteignant dans le meilleur des cas le niveau trois de la synthèse présentée dans ce texte. Mais il faut encore ajouter dans cette perspective, que accompagner autrui dans sa capacité à prendre soin de lui-même dans un processus de formation est sans doute la forme d'amour la plus respectueuse qu'un enseignant puisse manifester aux apprenants qu'il a pris en charge. Je ne doute pas qu'il s'agit d'un débat très ouvert, je l'offre donc dans cet hommage à Isabel sachant combien la dimension affective de l'accompagnement était centrale chez elle. Elle savait que aimer aidait à apprendre et qu'il fallait que les apprenants apprennent à s'aimer eux-mêmes pour cheminer dans leurs processus de formation et de connaissance qui, s'ils sont authentiques, sont très déstabilisateurs à des niveaux plus ou moins profonds de leur être au monde.
Pour terminer avec les arguments qui furent en faveur de mon choix de texte, je donnerai sous forme d'incitation à la réflexion quelques liens qui fondent pour moi la nature d'Amour du prendre soin de soi et du prendre soin d'autrui. Il faut, avant tout autre chose, se demander si nous serions capables d'aimer autrui sans éprouver de l'amour pour soi-même. Si je suis réellement préoccupée par le respect de la vie dont je suis une des manifestations, je serais mieux apte à me préoccuper de la vie d'autrui, non seulement parce que je peux mieux le comprendre dans notre humanité partagée, mais aussi parce que notre altérité est source de richesse pour moi comme pour lui. Cet amour de soi et d'autrui ne devrait-il pas être, en tout premier lieu, compatissant et sans complaisance (authenticité de la relation, dans la relation) ? Ne s'exprime-t-il pas aussi par de la sollicitude (avoir des égards pour et se soucier de), une attention bienveillante (être vigilent au bien et au bonheur d'autrui sans imposer ses propres vues), un respect amical voire affectueux (sans s'imposer d'aucune manière en sollicitant toujours autrui dans sa singularité) et, finalement, par un engagement relationnel qui prend sa part de responsabilité dans le confort d'autrui et l'expression du meilleur de lui-même ?
On comprend maintenant pourquoi j'ai choisie cette citation de Unamuno (à laquelle j'aurai aimé en adjoindre une autre de Maria Zambrano, mais j'écris cette introduction à l'étranger sans accès à ma bibliothèque). Cette citation me parait tellement bien évoquer notre amie et collègue qui pensait, travaillait, vivait en s'engageant avec la totalité de son être.
La place du corps dans les potentialités transformatrices des récits centrés sur la formation expérientielle au cours de la vie
Les récits de formation et le travail intersubjectif [3] effectué pour les analyser et les interpréter donnent accès, entre autres, à une connaissance de soi source d’invention possible de son devenir; cependant les effets transformateurs de ce travail restent aléatoires parce que subordonnés, en dernière instance, à la pensée réflexive, à ses axiomes structurants et constitutifs de notre cosmogonie [4]. Or, nous le savons depuis longtemps à travers l’histoire des religions [5], par exemple, ou l’épistémologie vue par Gaston Bachelard [6], qu’un changement de paradigme est loin de passer exclusivement par des choix volontaires, des décisions logiques ou des processus réflexifs. Tout changement réel de paradigme exige des modifications profondes dans le mode de vie et, la plupart du temps, comme on le verra plus loin, s’accompagne d’un travail intégrant le corps, un travail spécifique donc qui soutient voire fonde cette métanoïa.
Les sources de la réflexion présentée ici s’appuient sur les récits des personnes avec lesquelles j’ai effectué une recherche biographique poussée [7] sur les expériences formatrices et fondatrices qui ont jalonné leur processus de formation et leur processus de connaissance. Elles appartiennent à une catégorie d’adultes plus ou moins jeunes [8] qui donnent du crédit à l’idée de développement personnel et professionnel, par conséquent, à l’idée d’apprentissages transformateurs de leur existence. Si ce n’était pas le cas, ces personnes ne seraient pas venues suivre mes séminaires « Histoires de vie et formation » à l’université de Genève (ce séminaire a toujours fait partie des cours en option), ou ceux que j’ai offerts durant une vingtaine d’années à l’extérieur de l’Université dans des formations professionnelles continues offertes par des institutions des champs de la santé, du travail social, de l’éducation scolaire ou professionnelle et de la formation continue en entreprise.
Pour ces personnes, la formation doit, par définition, apporter de la nouveauté et du changement pour tenter de trouver des réponses à des difficultés nouvelles rencontrées dans les lieux de travail ou par besoin de ressourcement personnel et professionnel (nouvelles idées, de nouvelles approches, de nouvelles compréhensions). Cependant ces personnes ignorent le plus souvent que les apprentissages nouveaux exigeront des désapprentissages (c'est-à-dire de se départir d’habitudes plus ou moins anciennes dont on devra prendre conscience qu’elles sont des freins pour aller de l’avant et pour se rendre disponible à sa créativité). Même si la personne en formation désire du changement, cela n’évite pas le surgissement de résistances de toutes sortes : depuis des mises en doute polémiques des enseignements des professeurs jusqu’à l’abandon d’un cours qui menace trop une vision de soi ou de notre environnement humain et naturel, voire à un niveau encore plus profond, leurs croyances, de leur vision du monde ou de leur cosmogonie.
Ainsi, nous avons pu mettre en évidence dans les récits une tendance forte à la conformisation et un effort considérable à déployer pour sortir de ses prédispositions socioculturelles dans leurs aspects psychiques et corporels, effort théoriquement consenti lorsque les personnes deviennent conscientes de cette programmation sociohistorique et souhaitent s’en libérer, mais pas toujours conscientes de la persévérance que cela exigera d’elles dans la durée.
La recherche autobiographique en situation d’intersubjectivité permet donc une mise à l’écoute, puis une exploration des émergences intérieures (sous forme de désirs, souhaits, projets) qui dévoilent une recherche active de l’accomplissement de l’être humain dans des potentialités insoupçonnées, inattendues. Ces découvertes présupposent une vision de l’humain (l’un des volets de notre cosmogonie) qui autorise à imaginer et à croire [9] en la possibilité de pouvoir, vouloir et avoir à développer ou à acquérir des savoir-faire, savoir-ressentir, savoir-penser, savoir-écouter, savoir-nommer, savoir-imaginer, savoir-évaluer, savoir-persévérer, savoir-aimer, savoir-projeter, savoir-désirer, savoir-être en relation avec un soi incarné, etc., qui sont nécessaires aux changements, à l’accueil de l’inconnu qui vient à notre rencontre dès lors que nous quittons le chemin de vie programmé par notre histoire familiale, sociale et culturelle.
Cette exploration des apprentissages formateurs et fondateurs, à travers la mise en histoire des expériences significatives d’une vie, permet de faire un « état des lieux » relatif aux ressources à développer et/ou à acquérir dans le cheminement à suivre pour découvrir les potentialités d’un élargissement de la conscience intégrant toutes les dimensions de notre être-au-monde [10].
L’essence du travail biographique sur ces récits de vie en co-interprétation avec leur auteur met en évidence, sous la forme d’une pérégrination “vitale”, la recherche d’un savoir-vivre en sagesse qui se développe, comme on peut le voir dans le schéma en annexe, autour de cinq axes principaux. Et, pour la perspective qui nous intéresse dans ce texte, l’un de ces axes est essentiellement centré sur la quête des potentialités de la conscience par des voies corporelles, qui enrichissent le sens de nos vies et les connaissances que nous avons de la vie.
La lecture de ce schéma permet d’y découvrir que chacun des axes participe, à sa manière, d’une interrogation plus essentielle qui gravite autour de la possibilité de trouver “ sa juste ” place dans une communauté de vie, de définir des orientations de vie qui satisfassent un sentiment d’intégrité et d’authenticité, de mettre en évidence la formation des sentiments et des valeurs qui donnent sa palette de couleurs à notre définition du “ confort de vivre ” et, finalement, une recherche d’un savoir-vivre son corps comme point d’appui, fondement et ressource d’un processus de transformation de l’être incarné, plus ou moins en profondeur[11].
Les formes de présence du corps dans les récits : le corps biographiquement parlé
Le corps, tel qu’il est évoqué dans les récits de formation, occupe une place majeure sous différents aspects, même si les auteurs de récits n’en sont pas d’emblée conscients ou ne la nomment pas comme telle. L’évidence du « si pas de corps, pas de vie » en fait souvent un point aveugle de la conscience de sa place centrale dans notre existentialité.
Le corps est bien évidemment présent à tout ce que fait, ressent, pense et écrit l’auteur du récit, mais l’expérience que le corps fait au cours de ses activités est le plus souvent passé sous silence sauf dans les situations où le corps a fait, en quelque sorte, « défaut », comme dans les cas de maladie, de handicaps de naissance ou dus à un accident, dans les peurs, les craintes, les anxiétés ou les angoisses. Ce constat se fait au moment de la toute première lecture des récits. Puis dans un deuxième temps, le corps apparait comme un personnage central avec lequel il a fallu faire sa route en découvrant ce corps peu à peu comme un acteur qui entre en scène selon sa propre logique, pas toujours comme un compagnon facile, même si les plaisirs des sens sont toujours valorisés. Il sera intéressant de préciser et de caractériser les différentes modalités du rapport à son corps et ainsi que celles du prendre soin de soi au cours de la vie, de ses événements formateurs et fondateurs, au fur et à mesure de la présentation des thématiques des vécus corporels. Car ce rapport au corps, partie intégrante de la conception de l’humain et donc de la vision de la vie, conditionne les voies empruntées dans les différentes quêtes qui ont orienté et orientent les choix et les projets de vie. Les façons de prendre soin de soi seront les indicateurs de ce rapport et des conséquences qui en découlent pour la nature du rapport à sa vie et à la vie.
De la naissance à la puberté, le corps est présent dans toutes les circonstances qui ont accompagné sa croissance physiologique et ses relations avec autrui. On trouve dans les récits des micro-narrations ou des micro-souvenirs sur la façon dont l’auteur a été en relation physique avec son environnement humain et naturel : touché, cajolé, habillé, soigné, nourri, parfois maltraité et/ou abusé, plus ou moins batailleur dans la fratrie ou à l’école, plus ou moins proche de ses sensations internes et/ou externes, plus ou moins soumis à des exigences de propreté et de maintien du corps, encouragé ou non à des pratiques sportives, plus ou moins adroit, plus ou moins sensible aux aspérités du monde matériel, plus ou moins bouleversé par l’émergence des attributs de la dimension sexuelle de l’existence, etc. (les questions de santé seront traitées à part). C’est sans doute la période où le corps est le plus explicitement présent dans le quotidien de la vie: les joies des repas spécialement préparés pour les fêtes, les gâteaux d’anniversaire, les gâteries des grands parents ou les rejets alimentaires plus ou moins bien acceptés par la famille, le plaisir du premier vélo ou des patins à roulettes, les premiers skis et premières expériences de la neige, les premiers patins à glace, les jeux dans la rue, dans les jardins, dans la forêt, dans les cours d’école (escalader, grimper, sauter, courir, tomber, pleurer, rire, se faire peur, se moquer des camarades, se faire rappeler à la tranquillité par le maître, etc.).
Les récits évoquent les plaisirs rencontrés dans les cours de sport tels que la natation, le foot, le tennis, les diverses gymnastiques. Les cours de musique ou de chant avec leurs contraintes corporelles plus ou moins bien supportées. Les vacances au bord de la mer, à la montagne et/ou à la campagne sont aussi des moments extrêmement marquants pour le reste de la vie. Bien sûr, c’est aussi les expériences plus difficiles des premières maladies de croissance (varicelle, rougeole, oreillons, etc.) comme aussi des premiers petits accidents souvent liés à des chutes. Quelques exceptions dans les récits faits par des personnes handicapées depuis leur enfance, voire dès leur naissance, qui racontent cependant leurs expériences en terme de ce qui leur a manqué en comparaison avec les autres enfants et jeunes, mais très peu des apprentissages spécifiques qu’ils ont fait « grâce à » leur handicap.
C’est le temps des premiers apprentissages du prendre soin de soi: être attentif pour éviter des accidents, apprendre la propreté sur soi (contrôle des sphincters, faire sa toilette au quotidien, brossage de dents, lavage des cheveux), accepter d’être soigné lorsque l’on a une blessure ou une maladie, que ce soit par les parents ou des soignants en cabinet médical ou en hôpital.
Les adultes gardent une mémoire très vivante et une sorte de nostalgie de cette vie ouverte sur l’inconnu où les sens sont au premier plan, mais une vie qui est aussi accompagnée de plus ou moins de bonheurs. Âge de la vie où leur présence au monde était le plus souvent fait d’émerveillements, de surprises ou de drames et de cauchemars, car rien n’était vécu dans l’indifférence. Ils faisaient UN avec leur corps, ils étaient ce corps sans avoir conscience de ce qu’il était et encore moins en « pensant » à lui. C’est le corps des sensations, des émotions, des actions exploratoires, des apprentissages physiques de toutes sortes et des apprentissages scolaires de base. C’est le niveau zéro d’un rapport au corps, zéro parce que non-conscient, tout en étant pleinement son corps. C’est aussi le niveau zéro du prendre soin de soi presque totalement déléguéà l’attention des adultes responsables de la survie, du confort et du bien-être de l’enfant. Cette sollicitude reste d’ailleurs en mémoire de l’adulte qui exprime plus ou moins sa reconnaissance envers ces adultes protecteurs.
La période de la puberté est diversement évoquée dans les récits. En effet, certains racontent les premiers émois physiques et les marqueurs de leur sexualité, avec les circonstances d’une autonomisation de la famille et la création progressive d’un univers à soi, tandis que d’autres passeront sous silence cette étape pour ne parler que des changements dans leur vie quotidienne avec la conquête d’une plus grande autonomie.
Le prendre soin de soi pour les filles pubères devient une préoccupation sérieuse, si l’on veut éviter d’être prématurément enceinte. L’apprentissage se fait tout autant en discussion avec les parents qu’avec les amis, les deux sources se complétant. L’apprentissage de la vie sexuelle se fait elle par le biais d’expériences directes mais aussi et souvent à travers les films. Les garçons sont plus réservés sur leurs apprentissages, même les générations concernées par le SIDA n’abordent pas la question de la responsabilité du « sexe protégé ». Au cours de cette transition de vie vers une jeunesse adulte, c’est le corps érotique, s’érotisant, séduisant, aguichant, provoquant, se parant de maquillages, de coiffures ou de vêtements originaux qui apparait. C’est le corps qui se regarde dans les miroirs et dans les regards des autres. C’est un rapport renouvelé à son corps par une conscience très aiguë d’avoir un corps qui peut être l’objet d’envies pour les autres, d’avoir un corps en représentation permanente en dépendance à une image de soi le plus souvent très exigeante (Niveau 1). Un rapport à son corps dépendant de la mode, un prendre soin de soi avant tout marqué par les commentaires des autres et la prise de conscience que les formes de ce corps ne sont pas toujours à la hauteur de ce que l’on souhaiterait. Le prendre soin de soi est ainsi centré sur l’esthétique du paraître, sur la recherche de son style et sur l’exploration des sentiments et des émotions en lien avec son genre et sa sexualité tels que vécus (Niveau 1).
Après la puberté, ce corps, sujet et objet de désirs sensuels variés, sera pudiquement et courtement raconté à travers les amours plus ou moins heureuses jusqu’à l’avènement de la maternité ou de la paternité. La maternité est toujours racontée comme un temps magique où le corps prend encore une nouvelle dimension et, ce faisant, une conscience nouvelle du soi-corps émerge. Si le corps est ressenti comme « vivant », ce n’est pas seulement parce qu’il « contient ou abrite » un être en gestation, mais aussi parce qu’il participe de la gestation de cet être autant dans ce qu’il doit veiller à ne pas faire que dans ce qu’il est encouragé à faire pour que la grossesse se déroule dans les meilleures conditions. Pour la femme enceinte le corps acquière une intériorité particulière, au-delà des battements du cœur ou des processus plus ou moins agréables liés au système digestif. Cette intériorité vivante, mouvante, émouvante permet un nouveau rapport à son corps qu’un certain nombre de femmes disent regretter lorsque l’accouchement y met fin. C’est un corps pleinement acteur de sa vie et capable d’engendrer de la vie avec, au départ, un compagnon certes. Un corps conscient de soi et prenant soin de soi pour l’autre du dedans… Un rapport à son corps du dehors, son corps du dedans et à un corps en dedans qui est une partie de soi. Ce niveau du prendre soin de soi gagne en profondeur et en signification, puisqu’il s’agit de créer et de préserver le vivant qu’est le soi-corps, le vivant en soi par une présence de soi à soi. Les hommes parlent peu ou pas de leur paternité si ce n’est pour dire leur émotion forte à la naissance de leur enfant et effleurer leur devoir de « couvade » de leur compagne au long de la grossesse. Mais cet événement ne semble pas avoir modifié le rapport à leur corps, pas plus d’ailleurs que leur prendre soin de soi.
Dans la majorité des récits de parent, le corps de son enfant est vécu comme une « extension », un prolongement de son propre corps et cet enfantement permet l’émergence d’une généalogie biologique jusqu’alors quasi absente qui donne au corps une historicité transgénérationnelle. Cet aspect de la maternité et de la paternité apporte une dimension nouvelle dans le rapport au corps : celui-ci est porteur d’une histoire biologique qui vient de loin à travers les générations et le relie à l’histoire de l’humanité. Une résonnance profonde qui sera reprise ou non dans une quête de sens de la vie et de sa vie, mais qui est, dès ce moment, « inscrite » dans la mémoire. Un rapport au corps qui gagne en profondeur dans le temps historique cette fois-ci, et qui facilite parfois la compréhension de la singularité plurielle [12] puisque, même génétiquement parlant, nous sommes des êtres uniques à partir d’invariants.
Au cours de l’âge adulte, le corps continue très fréquemment à être présent dans les récits à travers des activités sportives plus ou moins régulières (marche, ski, tennis, volleyball, football, etc.) des ateliers de danse, une appartenance à une chorale ou le suivi de cours de chant, des pratiques d’arts martiaux, des pratiques d’un instrument de musique ou encore la pratique d’un art visuel (peinture, sculpture, photo, etc.).
Le corps est aussi raconté dans des variations culturelles qui surprennent, enchantent ou fascinent. Par exemple, nous retrouvons dans plusieurs récits toute une palette de diverses émotions sensuelles élargies à la diversité des espaces naturels et humains (les voyages, les séjours ou les films à l’étranger permettant des découvertes de nouveaux climats, de nouvelles cuisines, de nouveaux paysages, de nouvelles manières de voyager, etc.), comme aussi dans des variations esthétiques que parfois l’on adopte (les voyages, les séjours à l’étranger ou encore des films qui font découvrir des manières de mettre en scène le corps: vêtements, maquillages, coiffures, tatouages, etc.). Dans les dimensions que nous venons d’évoquer, le rapport au corps est caractérisé aussi bien par le plaisir qu’il permet d’éprouver que par le souci d’une hygiène de vie et/ou de découvrir, en les explorant, des potentialités qui attiraient depuis un certain temps. Le prendre soin de soi est ici en lien avec le besoin de jouissance de son propre corps et à travers ses sens de jouir des beautés du monde et des activités artistiques.
Cependant, la beauté peut être une voie de passage vers une vie plus ouverte et en reliance avec le transpersonnel. François Cheng [13] développe avec virtuosité la thèse de la Beauté comme une des entrées dans la dimension de la spiritualité, autrement dit tout ce qui élève les êtres humains au delà de leur torpeur ou de leur indifférence, des mesquineries ou des drames de leur vie jusqu’au défi d’être vivant.
Cette perspective est particulièrement développée dans la quatrième méditation, lorsqu’il avance l’idée que « …cette beauté, en tant que valeur absolue, n’est nullement un astre inaccessible suspendu dans un ciel idéal. Elle est à la portée de l’humain, mais se situe bien au-delà d’un quelconque état de délectation ou de bons sentiments. Elle comporte la prise en charge de la douleur du monde, l’extrême exigence de dignité, de compassion et de sens de la justice, ainsi qu’une totale ouverture à la résonnance universelle. » (p. 91-92)
Du prendre soin de son corps au prendre soi de son être essentiel
L’art de vivre consiste à garder intact le sentiment de la vie et à ne jamais déserter le point d’émerveillement et de sidération qui seul permet à l’âme de voir.
(Christian Bobin [14])
La plupart des récits placent le corps comme sujet central du plaisir et de la douleur. Ils évoquent l’importance de prendre soin de sa santé à travers des choix de vie (professionnel et personnel) et des lieux de vie qui offrent confort, bien-être et sécurité du point de vue du respect de leurs valeurs.
Certains racontent les difficultés rencontrées dans leur profession, après un certain nombre d’années d’exercice, autour de contraintes physiques telles que la lassitude due à la monotonie de la répétition, la fatigue, et souvent le stress qui, pour certains, a débouché sur un « burn out » (terme médical signifiant un épuisement total physique et psychique), médicalement diagnostiqué ou non.
Par ailleurs, il n’est pas de récit qui ne raconte la confrontation plus ou moins tôt, dans la vie, à la mort d’un proche. Cette confrontation à la mort est très souvent liée dans les récits à l’engagement de la personne dans une quête de sens qui revisite un héritage religieux ou, s’il n’en a pas, s’aventure dans des explorations religieuse ou spirituelle pour construire ou reconstruire un sens à la mort et donc à la vie.
C’est ainsi que, dans les parcours de vie racontés, la santé et la mort occupent une place d’importance comme autant d’expériences formatrices et fondatrices d’un engagement plus en profondeur dans la vie et les défis que chacun rencontre ou se donne à vivre. C’est donc ces deux thèmes de la santé et de la mort qui nous permettront, maintenant, d’approfondir nos observations du rapport au corps et du prendre soin de soi.
Quatre types d’événements engendrent une interpellation intérieure sur le sens de la vie et de la mort en incitant les personnes à s’engager dans une recherche de savoir-vivre en sagesse en partant en quête de compréhensions et de connaissances jusqu’alors délaissées ou effleurées : la mort d’un proche, la maladie, l’accident, ou le mal être engendré par un excès de stress et une grande insécurité économique comme une situation de chômage. Que ces derniers événements les touchent directement ou touchent un de leurs proches.
La mort d’un proche est certainement l’un des événements qui nous interpelle le plus dans nos vies. Les récits évoquent la mort comme une perte absolue qui transforme plus ou moins fortement la vie quotidienne et qui demande de longs mois, voire des années, pour être complètement intégrée. C’est l’absence corporelle qui marque le plus la psyché, faisant ressortir en creux ou en vide, une présence charnelle jusqu’alors vécue comme « naturelle » ou « évidente ». Qu’est devenu cet être ? Quelle place vais-je faire à cette absence ? Qu’est-ce que cette mort m’offre à comprendre pour intégrer à ma vie la présence de ma propre finitude ? Bien entendu, la mort est vécue différemment selon qu’elle intervient accidentellement ou au terme d’une longue maladie de plus en plus invalidante. Mais dans les deux cas, l’angoisse et le désespoir sont souvent des sentiments évoqués. Comment vivre à partir de ce point de non-retour ? A partir de ces questions commence, pour certains, une pérégrination qui revisite l’éducation religieuse reçue et/ou explore d’autres approches spirituelles. La proximité de la mort peut aussi engendrer une prise de conscience corporelle qui se traduit par des symptômes physiques propres à chacun, mais qui sont tous des marqueurs du passage de l’idée que nous sommes mortels au ressenti de cette mortalité. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans la tradition juive, il est une journée de prière à laquelle ne peuvent participer que les personnes ayant perdu l’un de leurs parents géniteurs.
Une maladie invalidante de l’auteur, ou d’un proche, qui peut avoir un diagnostic et un pronostic plus ou moins grave qui va accaparer la vie au quotidien sur un temps plus ou moins long est aussi un événement fondateur d’un autre rapport à son corps, et le début d’une recherche d’un prendre soin de soi différent. Nous savons à quel point ces maladies invalidantes, parce qu’elles affectent très en profondeur la psyché, tout comme le décès d’un proche, provoquent un besoin « vital » d’entrer dans une quête de connaissances nouvelles, de pratiques nouvelles comme autant de ressources pour faire face à la maladie et ses conséquences.
L’expérience du corps soudain handicapé, momentanément ou définitivement, porteur ou non de stigmates apparents, génère une prise de conscience et de compréhension a posteriori de l’unité de l’être somatopsychique dans tous ses attributs[15]. C’est souvent le début, plus ou moins tôt dans la vie, de la quête d’un mode de vie mieux équilibré dans lequel la place du corps dans la quête du sens de la vie devient majeure, sinon centrale.
En effet, les questions de savoir « qu’est-ce qu’être en bonne santé ? » et « quels moyens avons-nous à notre disposition pour retrouver une bonne santé ou pour la maintenir ? » émergent le plus souvent lorsque le « moi corporel » est perçu dans toute sa fragilité, mais aussi dans sa capacité évolutive et d’auto-guérison (ex : la cicatrisation, le repos, les exercices, la stimulation des anticorps, etc. pour ne prendre que des exemples très simples).
Le rapport au corps devient plus nuancé. Le corps est à la fois le compagnon sur qui on veut pouvoir compter et celui qui peut parfois nous faire défaut. Nous comptons toujours avec notre corps et s’il nous trahit, c’est notre être essentiel qui s’en trouve profondément affecté, ébranlé avec la prise de conscience fondamentale de sa propre mortalité ; prise de conscience qui, malheureusement, n’est pas réglée une fois pour toutes dans la vie. C’est la raison pour laquelle la maladie occasionnelle, et plus encore une maladie de longue durée, provoque presque toujours, non seulement une baisse du tonus vital, mais aussi une baisse du moral qui peut aller jusqu’à une dépression. Ainsi, les menaces qui pèsent sur notre santé, tout comme l’inquiétude de la perte d’un proche ou la difficulté de le voir souffrir sans pouvoir soulager ses douleurs, ou l’aider dans l’état de crise que peut engendrer une maladie grave ou très invalidante sont tout autant des incitations à chercher des réponses à notre impuissance : y a-t-il des ressources que nous ignorons qui peuvent, si non résoudre nos difficultés, du moins nous aider à les vivre ?
Dans le cas d’un accident qui entrave la mobilité de la personne plus ou moins durablement et qui altère son autonomie, ou qui concerne l’un de ses proches, la prise de conscience de la fragilité de la vie ressort comme un leitmotiv dans les récits : « je n’aurais jamais imaginer que cela pouvait m’arriver à moi », « j’ai pris conscience que ma vie tenait à un fil », « je ne me rendais pas compte de tout ce que j’étais capable de faire au quotidien et que je ne pouvais plus faire », etc.
Le mal-être engendré par un excès de stress, ou une grande insécurité économique comme une situation de chômage, engendre un sentiment de vulnérabilité physique tout autant que psychique. Comment s’en sortir ? Que puis-je faire pour surmonter mes difficultés ? Comment trouver les ressources personnelles qui me manquent pour faire face à ma situation ? Puis-je compter sur la solidarité de mes proches ? Comment accepter cette fragilité de moi-même sans honte ? Comment ne pas analyser ma situation avec lucidité pour ne me sentir ni une victime, ni un incapable ?
Tous ces cas de figures que l’on trouve dans les récits ont provoqué une mise en mouvement des auteurs qui partent en quête de solutions à travers des démarches qui ont toutes une dimension corporelle au départ, ne serait-ce que dans la dimension thérapeutique du prendre soin du soi-corps. Qu’il s’agisse de médecine occidentale traditionnelle ou de médecines alternatives ou encore de médecines dites douces par la pharmacopée quelles proposent. Traiter la peur, l’anxiété, l’angoisse, l’insomnie, la déprime ou la dépression peut se faire de bien des manières. La toute première consiste à aller consulter un médecin allopathe ou non qui va, au-delà de l’écoute de la plainte, donner un médicament pour faire disparaître le symptôme ou la douleur. Il s’agit ici de déléguer le prendre soin de soi à un tiers qui va poser le diagnostic et proposer des palliatifs aux symptômes, ou des thérapies pharmaceutiques sur le marché. Tout comme on conduit sa voiture au garagiste pour lui demander d’en prendre soin, de la même manière on conduit son corps au thérapeute et on lui demande d’en prendre soin. C’est le premier réflexe qui d’ailleurs n’est pas à remettre en question en tant que tel. Une urgence reste une situation délicate et son traitement oblige à se placer dans une dépendance pour trouver une réponse rapide qui peut ou va éviter une péjoration de la situation.
Au-delà de cette réponse première au prendre soin de la vie, autrement dit dans la dimension curative du prendre soin de soi, les chemins des auteurs qui entrent en quête d’un savoir-vivre en santé vont se départager entre différentes approches qui les mèneront plus ou moins loin dans une transformation du prendre soin de soi.
Il y a des personnes qui recherchent, avant tout autre chose, des pratiques corporelles qui vont leur permettre de se maintenir en santé, que j’appelleladimension préventive primaire. Au-delà des soins de base (hygiène du corps, nourriture, propreté de son environnement, application de principes de protection en cas d’épidémie), les soins de maintien s’étendent à des pratiques sportives régulières, des temps de détente, une vie affective et une vie relationnelle solides. Avoir un corps dont on prend soin parce que notre culture et notre éducation nous ont transmis un certain nombre de principes qui nous prémunissent contre une mise en danger de notre santé physique et psychique. Nous sommes dans ces cas en présence d’une conception de soi qui a un corps avec des besoins et des fragilités qu’il convient de prendre en compte dans l’organisation de sa vie quotidienne avec des pratiques qui assurent autant un mieux-être que du plaisir pour le corps ( Niveau 2).
Il y a d’autres auteurs de récits qui font un pas supplémentaire dans le rapport à leur corps en ce sens qu’ils racontent comment ils ont cherché à s’informer sur le maintien d’un équilibre entre corps et esprit jusqu’à trouver une pratique qui leur convienne comme par exemple le yoga, le tai-chi, la méthode Mézières ou la méthode Feldenkrais [16], la sophrologie [17], le training autogène [18], la danse des cinq rythmes [19], le focusing [20] et des thérapies manuelles telles que l’ostéopathie, la fasciathérapie [21]. Ces personnes sont entrées dans un processus de recherche de pratiques pour prendre soin de la globalité du soi que j’appelle la dimension préventive secondaire. Considérer son être-au-monde comme une totalité dont les composantes sont totalement en interdépendance introduit à un rapport au soi-corps comme UNE entité qui exige des pratiques somatopsychiques guérissant, soignant ou maintenant cet équilibre de la globalité de soi et pas seulement des pratiques corporelles qui ont une incidence psychique bénéfique. La pratique d’une forme de méditation associée à des techniques d’arts martiaux, par exemple, est un chemin aujourd’hui devenu classique pour les personnes qui ne trouvent pas dans les différentes religions les ressources qui leur conviennent.
Finalement, un certain nombre de personnes évoquent dans leur récit l’importante découverte qu’ils ont fait dans la durée sur plusieurs années de leurs pratiques somatopsychiques ; découverte qui leur donne accès à une dimension de leur être que j’appellerai l’être essentiel sans cesse en devenir. Cet être essentiel est défini, généralement, comme ce qui est le plus vivant et le plus dynamisant lorsque l’on cesse de s’identifier à une culture, un milieu social, une profession, une nationalité, une religion, des croyances multiples, de s’accrocher à des comportements, des manières de faire, des façons de penser, etc. L’accès à cet être essentiel donne, aux dires des auteurs des récits, un rapport à la vie d’une grande ouverture et disponibilité à ce qui peut advenir. Qui offre également le plaisir d’avoir à apprendre et à découvrir des inconnus de soi et de notre humanité. C’est un élargissement du champ de la conscience qui peut se relier à des profondeurs de soi jusqu’alors ignorées et donner des ressources de transformation de la conscience humaine. Parmi les pratiques somatopsychiques, l’une d’entre elles est tout particulièrement passionnante parce qu’elle offre trois pratiques somatopsychiques qui se complètent l’une l’autre de sorte que l’accès à notre être essentiel s’offre par trois entrées complémentaires qui assurent un ancrage incarné aux donations de sens [22]. La trilogie Quête de connaissance, Quête de Sens et Quête d’attention consciente ou présence sensible à soi et au monde sont en permanence mobilisées dans cette pratique.
Il est possible, à ce point de l’exploration des différentes modalités de rapport à notre corps associées à celles du prendre soin de soi, d’en présenter une synthèse afin de permettre au lecteur d’en avoir une vue d’ensemble facilitant la réflexion. Il faut sans aucun doute relativiser ces niveaux qui ne sont pas des « marches d’escalier » nous amenant à la plénitude de l’être essentiel au cours des âges de la vie, même si le niveau 4 se présente comme une conscience de soi optimale à un moment donné de notre existence. Toutes les personnes qui sont engagées dans un chemin de connaissance soi et de compréhension du sens de la vie et de sa vie savent que nous sommes en quête perpétuelle. Qu’une compréhension n’est jamais complète et définitive. Notre vie d’être humain dans un environnement toujours changeant, comme les changements imprévisibles qui modifient notre intériorité, nous oblige à des régressions, des reprises à zéro, des pertes de cohérence, des doutes existentiels qui rongent des certitudes construites à notre insu. Le tableau qui suit est donc à utiliser avec prudence.
Synthèse des cinq niveaux en profondeur du prendre soin de soi et du rapport au corps
NIVEAU 4 Prendre soin de son être essentiel (actes curatifs et préventifs) et maintenir le lien avec lui |
Être présence consciente et incarnée à soi-même et à la vie dans le présent, faire Un avec la vie |
Pratiques somatopsychiques quotidiennes sur une longue durée (années) donnant accès à des dynamiques intérieures animant le mouvement de vie par des évolutions, une ouverture aux changements et des donations spontanées de sens |
NIVEAU 3 Prendre soin de la globalité de soi (actes curatifs et préventifs) |
Sentir l’interdépendance du corps et de l’esprit, être conscient de leur nécessaire unité |
Pratiques psychosomatiques quotidiennes, choisies pour favoriser, développer et nourrir l’unité de l’être dans l’équilibre entre corps et psyché menacé en permanence |
NIVEAU 2 Prendre soin de soi pour se maintenir en santé (actes curatifs et préventifs) |
Sentir les besoins et les fragilités de son corps |
Avoir des pratiques corporelles régulières pour répondre à des besoins ou surmonter des fragilités en vue d’un mieux être associé au plaisir d’un soi confortable |
NIVEAU 1 Prendre soin de son corps (actes curatifs et préventifs) dans les soins de base assurant la survie |
Avoir un corps et une capacité d’observation de ce corps |
Soins de base pour la survie ou la récupération suite à maladie ou accident, et exercices physiquesoccasionnels pour la récupération et/ou le plaisir |
NIVEAU 0 Délégation des soins de bases (actes curatifs et préventifs) Enfance etpériode de maladie ou d’accident invalidant |
Être présence au présent |
Soins de base assurés par autrui et exploration ou ré-exploration de ses capacités corporelles |
Le Niveau 0 est bien celui que nous connaissons dans notre enfance, lorsque nous sommes pleinement présent au monde dans son exploration mais sans en avoir conscience. Même lorsque le Moi apparait chez l’enfant, il est un tout allant de soi ou évident. Mais en tant qu’adulte, il se peut que, lors d’accident ou de maladie grave, nous perdions, apparemment [23], cette conscience et soyons à nouveau « sans rapport à son corps » et dans l’impossibilité de prendre soin de soi.
Le passage du Je a un corps (Niveau 1)à la découverte du Je est corps ou du Moi-corps [24] (niveau 4) est un véritable changement de paradigme qui s’effectue au cours d’une quête d’attention consciente ou de présence consciente à soi et au monde, amenant à rencontrer sur son chemin de vie des approches transpersonnelles à les comprendre, à faire des choix pour le temps où ils restent significatifs -autrement dit qui nous permettent de construire du sens à ce que nous vivons.
Ces choix épistémologiques et spirituels sont associés à des techniques de prendre soin de soi et des formes de méditations (pratiques somatopsychiques). Leurs mises en pratique quotidienne transforment peu à peu nos représentations et idées initiales sur nous-mêmes et, par là, notre rapport à nous-mêmes et à notre vie.
Comme on a pu le constater dans les récits, le niveau d’implication de la personne dans son rapport à elle-même progresse jusqu’au dernier niveau, pour les auteurs qui ont fait ce chemin, bien évidemment. Par cette implication, la personne prend la responsabilité de l’orientation et de l’organisation de sa vie tout en sachant, évidemment, qu’elle ne peut avoir le contrôle sur tous les aspects de sa vie.
La dimension corporelle de tous nos vécus ainsi que la dimension des vécus corporels dans les récits de vie offrent ainsi tout au long de l’existence des opportunités ou des potentialités de prises de conscience et d’apprentissages de la nature ouverte, évolutive, malléable, autopoïétique de notre être-au-monde, disposant d’un potentiel énorme, encore à découvrir avec autant d’apprentissages à développer. Il est regrettable que les programmes scolaires de base et supérieurs accordent si peu de place voire pas du tout à ces apprentissages du prendre soin de soi. Car, comment peut-on prétendre prendre soin d’autrui dans quelque contexte que ce soit (familial, social, professionnel) si l’on n’a pas soi-même fait le chemin du prendre soin de soi qui permet d’informer, d’orienter, de guider dans les choix à faire pour faire face aux défis de la vie ? Il est regrettable que la conception dominante de la santé continue à découper notre être-au-monde en morceaux : le psychique, le corporel, le spirituel d’une part et que, en conséquence, dans la conception médicale dominante en Occident, le corps soit découpé en spécialités et traité par fragments. Cette situation est d’autant plus regrettable qu’en Europe occidentale et en Amérique du Nord il devient de plus en plus difficile de trouver des médecins généralistes en nombre suffisant.
Comme très souvent dans mes écrits, j’aime laisser le dernier mot à l’écrivain ou au poète. Pour ce texte qui raconte la place du corps dans les recherches autobiographiques et offrent une conceptualisation des niveaux du prendre soin de soi et des rapports à notre corps, j’invite Henry Bauchau [25] à témoigner de son propre itinéraire et je nous invite à méditer cette phrase extrêmement interpellante :
« … Ce sont les exercices de relaxation que je fais chaque jour qui m’ont amené à reconsidérer le corps et la part qu’il tient non dans la pensée intellectuelle mais dans notre pensée totale… Je cherche à lire l’écriture du corps. »
Éléments récents de bibliographie de l'auteur accessibles aux hispanophones
Josso M.-Ch. Caminhar para si . Porto Alegre (Br), EDIPUCRS com EDIFURN/PAULUS, 2010.
- Experiências de vida e formação , “Clássicos das histórias de vida” da Coleção Pesquisa (auto)biográfica e Educação (São Paulo: PAULUS; Natal: EDUFRN), 2010 (Terça edição).
- A interculturalidade em questão, capítulo 2 de Histórias de vida : olhares interdisciplinares , sous la direction de Elsa Lechner, Edições afrontamento, Porto (PT), 2009.
- A imaginação e suas formas em ação nos relatos de vida e no trabalho autobiográfico : a perspectiva biográfica com suporte de conscientização das fições verossímeis com valor heurístico que agem em nossas vidas”, in Essas coisas do imaginário...diferentes abordagens sobre narrativas autoformadoras, organizadores Lúcia Peres, Edla Eggert, Deonir Luis Kurek, São Leopoldo: Oikos, Brasília : Líber livro, 2009.
- “Le dimensioni formative insite nel processo di scrittura del racconto della propria storia di vita”, in Coltiva le tue passioni , Dalla narrazione autobiografica ai projetti formativi per riscoprire il piacere di imparare e di educare , a cura de Marina Bernasconi, Ed. FrancoAngeli, Milano, Italia, 2008.
- O sujeito sensível e renovação do eu , co-organizadora com Danis Bois e Marc Humpich, Editora Paulus e Centro universitário São Camilo, São Paulo, Brasil, 2008.
- As instâncias da expressão do biográfico singular plural. Junção de uma abordagem intelectual à abordagem sensível na busca de doações do corpo biográfico, pp. 13-40, introdução a obra O sujeito sensível e renovação do eu , Editora Paulus e Centro universitário São Camilo, São Paulo, Brasil, 2008.
- As histórias de vida como territórios simbólicos nos quais se exploram e se descobrem formas e sentidos múltiplos de uma existencialidade evolutiva singular-plural, Tome 3, organisé par Marie Conceição Passeiggi, Formação, territórios e saberes , Actes du CIPA III, PAULUS/EDIFURN, Natal (Br), 2008
- A realização do ser humano como processo de transformação da consciência: ensinar, acompanhar e aprender: um mesmo desafio para uma vida em ligação, Trajetórias e processos de ensinar e aprender: lugares, memórias e culturas , Livro N° 2 do ENDIPE XIV, EDIPUCRS e UNISINOS, Porto Alegre-RS, Brasil, 2008.
- A formação na perspectiva biográfica como processo de construção do sujeito e de suas identidades pp. 105-129, capítulo do livro O sujeito na educação e Saúde, desafios na contemporaneidade , Edições Loyola e Centro universitário São Camilo, São Paulo, Brasil, 2007.
- Os relatos de histórias de vida como desvelamento dos desafios existenciais da formação e do conhecimento: destinos socioculturais e projetos de vida na invenção de si, capítulo do livro Tempos, narrativas e ficções: a invenção de si , pp. 21-40, Organizadores: Elizeu Clementino de Sousa e Maria Helena Menna Barreto Abrahão, e Prefacio de M.-Ch. Josso, EDIPUCRS, Brasil, 2006.
- « Formação de adultos : aprender à viver e gerir as mudanças », in Rui Canàrio e Belmiro Cabrito (Org) Educação e formação de adultos : Mutações e convergências , Ed. EDUCA-formação, Lisboa, 2005.
[1] Ce texte a été présenté en brésilien lors d'une conférence que j'ai donné à São Paolo en Juillet dernier et publié dans l'ouvrage Sentidos, potencialidades e uso da (Auto)bigrafia, Paula Perin Vicentini, Maria Helena Menna Barreto Abrahão (orgs) São Paolo, pp. 171-192, Cultura Acadêmica, 2010.
[2] La somatopsychopédagogie, comme la fasciathérapie , est une des pratiques du prendre soin et de formation incarnant le paradigme du Sensible dans le champ des thérapies manuelles, de l'éducation à la santé et de l'accompagnement de changements. Voir référence de lecture plus loin dans le texte.
[3] Pour ma méthodologue de recherche, l’on se réfèrera à mon livre «Expériences de vie et formation», Collection Les Classiques de l’(auto)biographie, Paulus/EDIFURN, Natal, Brésil, 2010, version française Expériences de vie et formation. Préface de gaston Pineau, L'harmattan, Juillet 2011, Paris.
[4] Les phrases en italique désignent des idées majeures. La cosmogonie signifie une vision de l’Univers, de la vie terrestre et de la vie humaine héritée de sa culture d’origine qui permet d’accepter ou non des changements en profondeur dans nos relations avec nous-mêmes, notre environnement humain et naturel. (Voir : http://fr.wikipedia.org/wiki/Cosmogonie )
[5] Voir l’œuvre de Mircea Eliade, référence incontournable sur ces questions, et voici le site qu’il faut consulter http://fr.wikipedia.org/wiki/Mircea_Eliade pour sa bibliographie et sa biographie.
[6] Gaston Bachelard, 2000, la formation de l’esprit scientifique, Ed. VRIN, Paris. Consulter son site pour l’ensemble de son œuvre épistémologique : http://www.gastonbachelard.org
[7] J’évoque ici les presque 30 années de recherche-formation systématique et protocolée, de 1980 à aujourd’hui, effectuées dans différents pays, avec différentes populations, dans différents contextes professionnels et institutionnels, avec une démarche essentiellement intellectuelle, bien que j’aie développé par la peinture, la photo et les objets d’autres types d’approches biographiques (le corpus de récits écrits approche les 500, mais tous ne sont pas des récits de vie).
[8] Compte tenu que notre Faculté accueille aussi bien des jeunes au sortir de l’école secondaire que des professionnels qui reviennent aux études, les âges représentés dans chaque groupe biographique se situent entre la vingtaine et la cinquantaine.
[9] Bernard Honoré est sans doute l’un des auteurs de la formation dont je me sens le plus proche depuis ma thèse de doctorat en 1988, dont il était un des auteurs de référence. Dans ce texte, je suggère la lecture de son ouvrage Vers l’œuvre deformation : l’ouverture à l’existence, première édition en 2000, L’Harmattan, Paris. Il est également l’un des auteurs qui développe une perspective du prendre soin de soi et d’autrui intégrant l’apprentissage à la prise en compte de la globalité de la personne.
[10] Voir M.-Christine Josso Experiências de vida e formação, collection Les Classiques, Paulus/EDUFRN, 2010. En particulier le chapitre 2 qui présente un ensemble de schémas construit sur la base des analyses des récits de formation.
[11] Grégory Bateson décrit fort bien les niveaux d’amplitude des apprentissages possibles connus à ce jour : Bateson, G. (1980). Vers une écologie de l’esprit, Vol II, Seuil.
[12] Le singulier porté par chaque récit inscrit dans le collectif –pluriel (c'est-à-dire les communautés d’appartenance de l’auteur du récit et l’histoire de ces communautés).
[13] François CHENG, 2006, Cinq méditation sur la Beauté, Albin Michel, Paris
[14] Extrait de Les ruines du ciel, Gallimard, Paris ,2009
[15] Voir le schéma sur les dimensions de notre-être-au-monde dans «Experiências de vida e formação », Paulus/EDIFURN, 2010.
[16] http://fr.wikipedia.org/wiki/M%C3%A9thode_Feldenkrais (à consulter pour plus de détails)
“La Méthode Feldenkraisest une pédagogie où les élèves prennent conscience de leur mouvement dans l’espace et dans leur environnement, et des sensations kinesthésiques qui y sont reliées.” …“La plupart des partisans de la méthode Feldenkrais considèrent qu'il s'agit d'une forme d'auto-éducation et de développement corps-esprit , plutôt que d'une thérapie manuelle .”
[17] Développée par le Dr Caycedo
[18] Développé par le Dr Schultz
[19] Développée par Gabrielle Roth, en Californie, travail sur les cinq formes d’énergie du corps
[20] Fondé par Eugène Gendlin philosophe et psychologue américain dans la tradition humaniste et expérientielle.
[21] Développée par le physiothérapeute, ostéopathe, psychopédagogue Danis Bois, aujourd’hui Professeur Cathédratique à l’Université Fernando Pessoa, directeur du Laboratoire CERAP qui gère des curricula allant jusqu’à la thèse de doctorat. Fondateur également de la somatopsychopédagogie. Cette approche a comme particularité de proposer une thérapie manuelle mobilisant le mouvement interne autorégulateur des fascia –tissus conjonctifs qui enveloppent tous les organes, les muscles, les os etc. de notre corps, ainsi qu’un mouvement codifié qui mobilise et maintient la dynamique du mouvement interne et, de plus, une forme de méditation qui donne accès à la dimension du Sensible interne et des émergences de sens. On lira avec grand intérêt les ouvrages suivants : O eu remodelado, Paulus, S.P. 2008, O sujeito sensível e renovação do eu, co-organizadora com Danis Bois e Marc Humpich, Editora Paulus e Centro universitário São Camilo, São Paulo, Brasil, 2008, plus récemment Eve Berger (2009) Rapport au corps et création de sens en formation d'adultes : étude à partir du modèle somato-psychopédagogique, Thèse de doctorat en sciences de l'éducation, sous la direction de Jean-Louis Legrand, Université Paris VIII (la thèse peut être téléchargée comme d’autres textes en portugais (voir Revue Réciprocités, bilingue) sur le site www.cerap.org
[22] Je fais référence ici aux recherches effectuées par mes collègues du paradigme du Sensible présenté un peu plus haut avec lesquels je travaille à l’amarrage de la dimension biographique depuis 2002 à travers des recherches, des publications, des congrès et dont j’expérimente les trois composantes de pratiques somatopsychiques évoquées dans le texte. Voir en français Vers l’accomplissement de l’être humain soin, croissance et formation, sous la direction de Danis Bois et Marc Humpich, Ed. Point d’Appui, Ivry sur seine (Fr), 2009.
[23] Je dis « apparemment » parce que les soignants et les proches ne peuvent plus communiquer avec la personne. Mais des recherches neurologiques récentes (rendues publiques par la télévision de Radio Canada le jeudi 4 Février 2010), montrent qu’il y a une activité neuronale et des possibilités de communiquer avec des personnes qui ne peuvent absolument pas bouger ni parler. Deux équipes médicales, l'une britannique et l'autre belge, ont permis à un homme considéré comme étant dans un état végétatif depuis cinq ans de répondre par oui ou par non, par la pensée. On trouvera plus de détails sur les autres cas étudiés sur internet dans l’article publié dans le New England Journal of Medecine sous l’intitulé suivant Willful Modulation of Brain Activity in Disorders of Consciousness (en anglais) , http://content.nejm.org/
[24] Le « moi-corps » est un concept utilisé par la psychanalyse pour évoquer des pathologies psychiques tel que l’autisme (voir sur www.sciencedirect.com , L’évolution psychiatrique de Eliane Allouch, Paris XIII) ; ici, il ne signifie que l’évidente matérialité ou incarnation du Je.
[25] Extrait de son journal Les années difficiles(1972-1983) publié par Actes Sud (Arles en France), page 23.
Voici le site personnel de ce très grand écrivain et psychanalyste, née en 1913 en Belgique : http://bauchau.fltr.ucl.ac.be/